4. La « visite » aux saints
La « visite » (zyâra) aux « amis de Dieu », les awliyâ' Allâh, est une pratique très populaire. La zyâra est une visite bénéfique qui s'est diffusée dans l'ensemble du monde musulman. Elle s'accompagne de manifestations de dévotion, prières, offrandes, vœux... dénoncées avec virulence depuis Ibn Taymiyyah par de nombreux auteurs pour des raisons théologiques et cultuelles : Dieu est unique et sans « associé », lui seul peut être adoré. Malgré ces condamnations la zyâra sur les tombes des saints connaît un grand développement favorisé par les progrès des transports. Quels pouvoirs sont conférés aux saints ? Les rites de cette « visite » sont-ils particuliers ou imitent-ils les rites réservés au pèlerinage dans les grandes villes saintes de l'islam? Quels sont les arguments de ceux qui condamnent ces pratiques de dévotion ?
Le tombeau de Fâtima Ma’sûmah à Qom (Iran)
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Fâtima al-Ma‘sûmah est vénérée par les shî'ites duodécimains en raison de sa proximité avec la famille des imâms. Fille du septième imâm des shî'ites, elle serait morte des suites d'un empoisonnement par les Abbâssides alors qu'elle se rendait en visite chez son frère Rezâ, huitième imâm des shî'ites [voir module Islam I, page 5]. Elle a reçu le surnom de ma'sûmah, qui signifie la Pure, l'Innocente. Plusieurs miracles lui sont attribués. Son tombeau se trouve dans la mosquée-université de la ville de Qom en Iran. L'édifice a été embelli au cours des siècles, en particulier par la dynastie des Safavides qui a adopté le shî'isme comme religion officielle. Imposant par ses dimensions le sanctuaire rénové au XIXe siècle, est dominé par six minarets et un dôme doré. Le cénotaphe est surmonté d'une chambre funéraire monumentale de plus de 4 mètres de hauteur. On reconnaît les mollahs à leur turban blanc.
La visite à Fâtima Ma’sûmah
[…] la tenue du sanctuaire par des clercs professionnels évite d'éventuelles dérives vers un culte privé. Le pèlerin est ordinairement sollicité dès son arrivée dans l'enceinte sacrée pour être accompagné par un prieur professionnel, ou plutôt un diseur de prières, qui lui soufflera les meilleurs mots pour s'adresser à la sainte et à sa famille [….].
Déchaussé à l'entré, il pénétrera les mains ouvertes pour recevoir les bénédictions dans la salle qui entoure la châsse sacrée. Là une rumeur continuelle portera sa ferveur, celle des pleurs et des sanglots, celle des récitateurs du coran, celle des prières incantatoires. Pleurer, dans ce lieu gorgé d'émotion sainte, est l'attitude normale, celle qu'on est venu offrir et qui soulage le cœur. On pleure en communion avec son imâm, avec les douze Imâms et avec leur famille. On se met à la place des compagnons de l'imâm, et les larmes font oublier un instant les multiples médiocrité du quotidien. La méditation, autour de la sainte, est mise en branle perpétuellement par une foule de pèlerins qui font les circumambulations rituelles. Ils se bousculent pour aller porter leurs lèvres un instant jusqu'à la grille du sépulcre et glisser éventuellement par un interstice qui une offrande sous forme de billet, qui une invocation ou un vœu.
Yann Richard, « Qom, un lieu sacré en Iran », Lieux d'islam, Autrement Collection Monde Paris, H.S. N° 91-92, février 1996, p. 65-66.
Les pèlerins accomplissent des rites particuliers, récitations de versets coraniques, salutations et circumambulations (comme celles qui sont prescrites lors du pèlerinage à La Mecque) autour de la chambre funéraire. L'accomplissement du rite particulier est une condition essentielle pour recevoir la bénédiction d'un saint, quel qu'il soit. Les autorités responsables de ce sanctuaire très fréquenté, canalisent la piété populaire par crainte des débordements.
La légalité de la zyara
Dieu a fixé certains lieux pour y être honoré comme la Ka‘ba (…) Et il a implanté dans le cœur des hommes le désir d'y aller (…). Après avoir supporté les douleurs et les inconvénients du voyage, ils y apparaissent tout sales. Ils y sacrifient des animaux au nom de Dieu, ils accomplissent leurs vœux, ils font la circumambulation de ces lieux. Ils expriment abondamment l'adoration pour leur Maître qui remplit leur cœur […].
Mais il ne faut pas faire les mêmes actes pour quelqu'un d'autres qu'Allâh. Aller sur la tombe de quelqu'un, ou sur son lieu de retraite ou dans un sanctuaire, s'y rendre intentionnellement (…) une fois arrivé-là y sacrifier des animaux, y accomplir des vœux, faire la circumambulation d'une tombe ou d'un lieu, considérer comme sacrée la forêt qui l'entoure (..), ou accomplir tout acte de cette sorte pour en retirer des bénéfices religieux ou profanes, tout cela revient à associer des partenaires à Dieu. Il faut s’en préserver car ce sont là des actes que l'on n'accomplit que pour le créateur ; aucune créature n'a droit à un tel honneur.
Isma'il Shahid, Taqwiyat-ul-Iman (Le renforcement de la foi) 1824. Cité par Marc Gaborieau « Le culte des saints en tant que rituel » Archives des Sciences sociales des religions, vol. 85, 1994, p. 91.
Ismâ'îl Shahîd (1779-1831) est un réformateur religieux sunnite de l'Inde. Au début du XIXe siècle, la dynastie moghole a perdu le pouvoir, et l'Inde est administrée par les Britanniques depuis Calcutta par la East India Company. Le wahhabisme est influent chez les lettrés musulmans de l'Inde. Dans Le renforcement de la foi Ismâ'îl Shahîd expose la doctrine de l'unicité de Dieu et encourage les musulmans de l'Inde à accomplir le grand pèlerinage, le hadj (cinquième pilier de l'islam ) alors très peu pratiqué par les musulmans de l'Inde. Son ouvrage – l'un des premiers livres religieux imprimés en langue vernaculaire l'urdu -, a connu très tôt une grande diffusion auprès des classes populaires. Il condamne le culte des saints, considéré par les réformateurs fondamentalistes comme un associationnisme impardonnable (en arabe shirk) et une nouveauté blâmable. Les rites du hadj, notamment le tawâf (les sept tournées autour de la Ka‘ba), les actes de prosternation, et d'adoration doivent être réservés à Dieu seul.
Le mausolée du grand juriste al-Shafi’i (le Caire)
[…] le plus couru de tous les tombeaux [du grand cimetière connu sous le nom de cité des Morts] est le tombeau de l'imâm Shâfi'î, qui abrite les restes d'un grand savant, fondateur du rite qui porte son nom (shâfi'îte), et mort en 820. Le tombeau qui subsiste aujourd'hui est un bel édifice d'époque ayyoubide. Sa coupole, datant de 1772, est surmontée d'un bateau de métal que l'on remplissait jadis, lors de pèlerinages, d'huile et de blé […] ...on vient de toute l’Égypte pour adresser des lettres à l'imâm Shâfi'î, glissées dans la grille du tombeau, suppliant d'obtenir quelque faveur, cependant que l'on glisse quelque don dans la boite des vœux".
The mausoleum of the great jurist al-Shafi’i (Cairo).
http://www.explorewithmwnf.net/m...1&mid=329
Catherine Mayeur-Jaouen, "Coupoles et minarets l’Égypte" Lieux d'islam, La Découverte, Autrement Coll. Monde HS n° 91-92, 1996 p. 124-125.
Le tombeau de l'imâm Shâfi'î [voir module Islam I, page 7] a été édifié dans une vaste nécropole admirée par les voyageurs arabes du Moyen Âge. On s'y rendait en pèlerinage sur les tombes supposées de Compagnons et Gens de la famille du Prophète. On y trouve aussi les mausolées de sultans et de saints. Ce grand lieu de dévotion attire surtout les femmes, notamment le vendredi ou lors des grandes fêtes religieuses.
Les suppliques et les lettres des musulmans adressées à L'imâm montrent que la ferveur à son égard ne faiblit pas. Elles sont de nature très diverses et liées à la vie quotidienne des Égyptiens. On lui demande la guérison, ou de retrouver une volaille égarée ou encore des assassins en fuite... Les miracles qu'on lui attribue contribuent à sa renommée dans toute l’Égypte.