1. Guerre et paix en Méditerranée occidentale
Au VIIe s., trois puissances se partagent la Méditerranée occidentale. L’Empire byzantin tient l’Afrique du Nord, les grandes îles (Baléares, Corse, Sardaigne, Sicile) et quelques régions de la côte italienne. Le reste de l’Italie est dominée par le royaume des Lombards, qui s’efforce de conquérir l’ensemble de la péninsule. Le royaume des Visigoths contrôle la Péninsule Ibérique. Entre 665 et 709, le Califat s’empare progressivement de l’Afrique du Nord. La conquête de la Péninsule Ibérique et de l’Italie apparaît comme la suite logique de cette avancée, mais les deux situations sont différentes.
Espagne : conquête et reconquête
En 711, Tariq ibn-Ziyad débarque à Gibraltar avec une petite armée. Le royaume des Visigoths est alors affaibli par d’importantes dissensions internes. Le roi Roderic (r. 710-711) est battu et tué lors de la bataille du Guadalete. Après avoir reçu des renforts d’Afrique du Nord, Tariq achève la conquête de la Péninsule Ibérique en sept ans.
En 719, les musulmans entrent en Gaule et s’emparent de la Septimanie, qui était une province visigothique. De là, ils lancent une série de raids en Aquitaine mais sont battus lors de la bataille de Toulouse (721).
En 732, une nouvelle invasion inflige une sévère défaite aux troupes du duc d’Aquitaine, qui appelle à l’aide Charles Martel, maire du palais du royaume des Francs. Celui-ci en profite pour réaffirmer l’autorité franque sur l’Aquitaine et remporte une victoire décisive lors de la bataille de Poitiers (732), qui marque le point le plus avancé de l’expansion musulmane en Occident. Charles Martel se tourne ensuite vers la Septimanie : la campagne militaire est un échec, mais voit la fin de l’invasion musulmane de la Gaule. La Septimanie est conquise par Pépin le Bref (r. 751-768) entre 752 et 759. En 778, Charlemagne (r. 768-814) conduit une expédition au-delà des Pyrénées. Les résultats sont modestes, mais elle entraîne la création de la marche d’Espagne, où se mettent en place de futurs acteurs majeurs de la Reconquista.
La conquête de la Péninsule Ibérique n’est pas complète. L’invasion de la Gaule a permis à Pelayo / Pelagius (r. 718-737), un noble visigoth, de regrouper les opposants à la présence musulmane dans les montagnes du nord de la Péninsule Ibérique et de fonder le royaume des Asturies. En 722, il remporte la bataille de Covadonga contre les troupes musulmanes venues mâter la révolte. Ce qui n’est qu’une escarmouche a un grand retentissement : elle garantit l’existence du royaume chrétien et marque, symboliquement, le début de la Reconquista.
La Reconquista (reconquête) n’est pas un processus linéaire ni inéluctable. Elle est faite d’incursions, d’escarmouches, d’empiètements progressifs ; elle connaît des phases d’accélération et des coups d’arrêt.
La première expansion significative du royaume des Asturies a lieu pendant les années 740. Les tensions entre Arabes et Berbères aboutissent à une révolte de ces derniers en 740 au Maghreb, et en 741 en Al-Andalus. Le départ des garnisons du nord pour le sud, où se déroulent l’essentiel des combats, permet au royaume des Asturies de s’étendre et de créer une zone tampon autour de la vallée du Douro. Malgré la répression de la révolte, la situation échappe complètement au Califat, dont l’autorité sur le Maghreb et Al-Andalus est devenue très théorique.
En 750, la dynastie califale des Umayyades est renversée et remplacée par les Abbassides. Abd al-Rahman (r. 756-788), seul survivant du massacre de sa famille, se réfugie en Al-Andalus, où il fonde un émirat indépendant du Califat en ralliant à lui ou en soumettant les gouverneurs locaux (756-779). Cette période de troubles permet la progression franque dans le nord-est. en 929, Abd al-Rahman III (r. 912-961) est proclamé calife, ce qui en fait un successeur du Prophète et un véritable concurrent du Califat abbasside.
L’émirat / califat de Cordoue, et notamment le règne d’Abd al-Rahman III, marque l’apogée d’Al-Andalus. Au nord, les royaumes chrétiens continuent leur lente progression.
Cette progression connaît un coup d’arrêt avec les campagnes du vizir Muhammad ibn Amir, surnommé al-Mansur (le victorieux), et appelé Almanzor en espagnol. Entre 977 et 1006, il mène plusieurs campagnes qui lui permettent de pénétrer au cœur du León et de la Castille. Il stabilise ainsi la frontière.
Le califat de Cordoue s’effondre à l’occasion d’un conflit de succession qui commence en 1009. Certaines régions profitent du chaos pour s’organiser en petits royaumes indépendants, appelés taifas (de l’arabe ṭā’ifa, partie). Le califat est finalement aboli en 1031. Les royaumes chrétiens, malgré leurs propres dissensions, profitent de la situation pour reprendre leur progression au détriment d’Al-Andalus.
En 1085, la prise de Tolède par la Castille est un choc. En plus du prestige qui reste attaché à l’ancienne capitale des Visigoths, la ville est une des plus riches d’Espagne. Pour les élites musulmanes, le plus choquant est que la prise de la ville apparaisse comme la contrepartie de l’aide apportée par la Castille dans le conflit qui oppose la taifa de Tolède et Valence à celle de Badajoz.
Les élites musulmanes cessent de soutenir les princes musulmans d’Al-Andalus et décident de faire appels aux Almoravides, dynastie berbère venue du Maroc et qui s’est récemment emparée de l’Afrique du Nord. Les Almoravides passent en Espagne, remportent une victoire écrasante sur les royaumes de Castille et d’Aragon à Sagrajas (1086) avant de soumettre les taifas une à une.
La période almoravide voit une relative stabilisation de la situation, mais aussi un raidissement de part et d’autre de la frontière. Les Almoravides sont d’abord un mouvement religieux cherchant un retour à un islam plus pur. Du côté de l’Espagne chrétienne, le développement de l’idée de croisade à partir de 1095 fait affluer des chevaliers avides d’en découdre avec les musulmans et entraîne la création de puissants ordres religieux militaires spécifiques à la Péninsule Ibérique comme l’ordre d’Aviz (1146), l’ordre de Calatrava (1157) ou l’ordre de Santiago (1158) [voir module Christianisme I, section 8].
La deuxième croisade (1145-1149) est l’occasion d’une nouvelle avancée chrétienne. Même si son objectif principal est l’aide aux États latins d’Orient, elle est conçue comme une offensive contre les ennemis de la Chrétienté. La campagne d’Alfonse VII de León et Castille (r. 1126-1157) est incluse dans la croisade. Alphonse Ier de Portugal (r. 1139-1185) reçoit l’aide des croisés lors du siège de Lisbonne (1147).
Le pouvoir almoravide est alors en train de perdre le contrôle de la situation. En Afrique, il perd du terrain face à un autre mouvement rigoriste, les Almohades, en révolte contre les Almoravides depuis 1121. En 1147, les Almohades s’emparent de Marrakech, capitale des Almoravides, et proclament un nouveau califat. À partir de 1144, de nouvelles taifas se constituent en Al-Andalus, mais cette deuxième période des taifas est très brève. En 1147, après la prise de Lisbonne, les élites musulmanes appellent les Almohades à l’aident : en 1153, ils ont soumis toutes les taifas à l’exception de la taifa de Murcie et Valence, qui résiste jusqu’en 1172.
Les Almohades parviennent à endiguer l’avancée des royaumes chrétiens, notamment grâce à la victoire d’Alarcos (1195). Cependant, la situation n’est pas stabilisée très longtemps. En 1212, une coalition des royaumes d’Aragon, de Castille, de Navarre et de Portugal inflige une grave défaite à l’armée almohade lors de la bataille de Las Navas de Tolosa. La crise de succession au califat qui s’ouvre en 1224 inaugure une nouvelle période de taifas, mais cette fois, elles sont conquises par les royaumes chrétiens entre 1228 et 1248. Seul l’émirat de Grenade parvient à préserver son existence jusqu’en 1492.
Italie du sud : une zone de contact et une zone de conflits
Depuis l’Antiquité, l’Italie du sud est une zone de contact entre Latins et Grecs. La conquête romaine n’a pas fait disparaître le peuplement grec. L’Italie a été reconquise par l’Empire byzantin en 553 mais, à partir de 558, les Lombards envahissent la péninsule. Byzance s’accroche à quelques régions côtières tandis que les Lombards tentent de refaire l’unité de la péninsule.
L’arrivée des Francs change les équilibres. En 754 et 756, Pépin le Bref (r. 751-768) mène deux expéditions contre les Lombards qui conduisent à la création des États pontificaux. En 774, la conquête du royaume des Lombards par Charlemagne (r. 768-814) ne laisse subsister que la principauté de Bénévent. À mesure que l’Empire byzantin affirme son caractère grec et que l’Église byzantine s’éloigne de l’Église romaine, l’Italie devient aussi une zone de confrontation entre les chrétientés latine et byzantine.
Malgré cette histoire mouvementée, l’Italie du sud est assez peu troublée par l’installation des musulmans en Afrique du Nord si l’on excepte les raids côtiers. Les tentatives d’installation des musulmans se soldent par des échecs en 740 et 812.
En 827, en profitant de la demande d’aide d’un dignitaire byzantin révolté, l’émir d’Ifrīqiya entame la conquête de la Sicile. Après un début difficile, les troupes musulmanes s’emparent de la partie occidentale de l’île ; en 831, elles prennent Palerme, qui devient la capitale de la Sicile musulmane. L’expansion musulmane dans le reste de l’île est très lente : Taormina, dernière ville tenue par l’Empire byzantin, est prise en 902. La Sicile devient une base à partir de laquelle les navires musulmans razzient la côte italienne, mais les tentatives d’installation dans la péninsule échouent.
Dans le même temps, la principauté de Bénévent s’affaiblit et se morcelle. L’Empire byzantin en profite pour reprendre du terrain dans la péninsule.
À la fin du Xe s., le sud de l’Italie est dans une situation confuse : des provinces byzantines, dont certaines sont de facto indépendantes (Naples, Amalfi), un émirat en Sicile, des principautés lombardes, les États pontificaux, avec des incursions des rois d’Italie qui tiennent le nord de la péninsule. Les alliances sont changeantes et chacun tente de tirer profit de la situation pour consolider et étendre ses possessions.
Un acteur extérieur bouleverse la situation. Au début du XIe s., des Normands arrivent en Italie du sud pour être recrutés comme mercenaires, et trouvent du service auprès des différents acteurs de cette guerre quasi-permanente. En 1030, ils commencent à s’installer lorsque Ranulf Drengot est nommé comte d’Aversa par le duc de Naples. En 1042, après le succès de la révolte lombarde contre Byzance, Guillaume de Hauteville (dit Guillaume Bras-de-Fer) obtient le comté d’Apulie. Dès lors, les Normands cessent d’être des mercenaires et commencent à conquérir le sud de l’Italie pour leur propre compte.
L’Empire byzantin perd progressivement ses possessions italiennes : Bari est la dernière ville byzantine à être conquise par les Normands en 1071. Les principautés lombardes sont elles aussi conquises une à une.
À partir de 1061, Robert Guiscard, un des frères cadets de Guillaume de Hauteville et devenu duc d’Apulie en 1057, commence la conquête de la Sicile. En 1072, il s’empare de Palerme et donne le titre de comte de Sicile à Roger Bosso, benjamin de la fratrie des Hauteville. La conquête de la Sicile connaît alors une pause car des circonstances favorables permettent à Robert Guiscard de soumettre les principautés d’Amalfi, Salerne et Bénévent (1073-1080). De 1081 à 1085, il franchit le détroit d’Otrante et attaque l’Empire byzantin dans les Balkans. L’intervention de l’empereur germanique et de Venise oblige Robert Guiscard à retourner en Italie. Les Byzantins profitent de son absence pour reprendre le terrain perdu.
En l’absence de Robert Guiscard, Roger Bosso (Roger Ier de Sicile) reprend la conquête de l’île à partir de 1077. En 1091, l’île est totalement contrôlée par les Normands.
À la mort de Robert Guiscard (1085), l’Italie méridionale reste fragmentée, mais la situation s’est éclaircie. Les Normands contrôlent trois principautés (le duché d’Apulie et le comté de Sicile possédés par les Hauteville, la principauté de Capoue tenue par les Drengot), tandis que le duché de Naples et la cité d’Amalfi conservent leur indépendance. Amalfi est soumise en 1089 mais se révolte régulièrement jusqu’en 1131. En 1127, la mort sans héritier de Guillaume II d’Apulie permet à Roger II de Sicile (r. 1105-1154) d’unir les deux possessions des Hauteville. Il est couronné roi de Sicile en 1130. Malgré les défaites de Nocera (1132) et Rignano (1137), Roger II est en mesure de soumettre ses adversaires. En 1139, le duché de Naples est conquis. En 1156, la principauté de Capoue est conquise à son tour. En 1139, après avoir été fait prisonnier lors de la bataille de Galluccio, le pape reconnaît les titres de Roger II.
La dynastie des Hauteville règne sur la Sicile jusqu’en 1194. Elle met en place un appareil d’État original qui s’efforce de tirer parti du meilleur de ceux qui l’on précédé en Sicile, et permet le développement d’une culture arabo-byzantino-normande [voir module Espagne & Sicile, section 3].