Distinction progressive avec le judaïsme
Nous avons vu à la page précédente les points de discorde entre les disciples de Jésus et les autres juifs. Cette distinction va en croissant à partir de la fin du ier siècle, selon une progression inégale en fonction des lieux. Dès le début du iie siècle, les lettres du corpus placé sous le nom d’Ignace d’Antioche, témoignent à Antioche d’une distinction entre « judaïsme » et « christianisme » (première occurrence de ce terme), entre le fait d’être juif et le fait d’être chrétien. De même, Justin de Naplouse dans son Dialogue avec le juif Tryphon (après 155). Ailleurs, cette distinction prend plus de temps et des communautés appelées un temps judéo-chrétiennes subsistent au moins jusqu’au ive siècle. Cette distinction est le fait aussi bien d’initiatives chrétiennes mais aussi d’initiatives juives, notamment de la part des rabbins qui s’affirment peu à peu au sein du judaïsme après la destruction par les Romains du temple de Jérusalem en 70 ; renvoyons en particulier aux rares allusions aux chrétiens dans les sources juives des iie-iiie siècles qui laissent entrevoir une exclusion de chrétiens dans les institutions et dans la vie des communautés juives.

Des communautés chrétiennes diverses
Le tableau des communautés chrétiennes est complexe, selon un spectre très large, entre des communautés juives qui reconnaissent seulement la messianité de Jésus à des communautés qui refusent tout lien avec le judaïsme et les écrits juifs (par exemple Marcion au milieu du iie siècle et ses disciples), en passant par des communautés d’origine juive qui suivent une partie des préceptes de la Torah et des communautés d’origine grecque qui conservent des écrits juifs sans respecter les observances de la Torah et d’autres qui proposent une variété de doctrines. Le philosophe grec Celse (iie siècle) – dont l’œuvre nous est connue grâce à la réfutation qu’en fait Origène un siècle après) en témoigne bien. Il évoque aussi un groupe majoritaire qu’il appelle la « Grande Église » dont les représentations cherchent à se distinguer à la fois des non juifs, des juifs et des chrétiens qu’ils considèrent comme « hérétiques ». Cela passe en particulier par une réflexion doctrinale qui conduit à affiner les doctrines, à définir les doctrines considérées comme droites (« orthodoxie ») et celles qui sont considérées comme erronées ou déviantes (« hérésie ») et par les écrits, qui, nombreux, font l’objet d’une sélection visant à retenir un recueil de textes autorisés et à rejeter des textes considérés comme contraires à la foi [voir la partie du module 2 sur le canon et les apocryphes et sur le credo], mais aussi par l’organisation croissante des communautés.

Organisation structurelle
Les chrétiens n’ont pas été reconnus par le pouvoir romain comme peuple et ils n’avaient donc pas le droit d’association leur permettant d’avoir des lieux de culte spécifique et de pratiquer sans avoir à participer aux rites traditionnels. Cette situation compliquait la vie quotidienne des chrétiens.
Au départ, la gestion des communautés était collégiale, avec des episcopoi (surveillants), les diakonoi (serviteurs) et les presbyteroi (anciens). À partir du IIe siècle, l’ensemble des communautés relevant de la « Grande Église » adopte peu à peu une organisation épiscopale monarchique, avec un unique episcopos qui a désormais le sens d’évêque et qui est considéré comme le successeur des apôtres, qui se distingue des diacres et des prêtres. Cette tripartition se généralise, non sans résistance, au cours du IIIe siècle.

Des persécutions à la reconnaissance
La croyance en un dieu suscite l’incompréhension, la non-participation aux cultes civiques – une attitude assimilée à se mettre à l’écart de la communauté civique –, la méfiance. Les sources chrétiennes affirment que régulièrement des accusations – qui avaient déjà été portées contre les juifs (ou contre tout ennemi supposé) – étaient portées par les communautés locales, probablement par les populations (et non par les autorités). En tout cas, une certaine haine des populations qui s’exprime de diverses façons : des graffiti, des insultes, et qui peut aller jusqu’à des persécutions. Jusqu’au iiie siècle, celles-ci sont surtout locales, ponctuelles et il n’y a pas de directives impériales.
Au cours du iiie siècle, la situation change. Les chrétiens deviennent plus nombreux, même s’il est difficile de chiffrer et surtout de connaître le poids de chacun des groupes. Des contemporains non chrétiens ont pris conscience de cette augmentation et la voyaient d’un mauvais œil ; ainsi le philosophe néoplatonicien Porphyre (234-305 ?) écrivait : « on s’étonne que la ville [Rome / l’Empire romain] soit depuis tant d’années en proie à ce fléau » (Contre les chrétiens 80, cité par Eusèbe, Préparation évangélique V 1, 10). Or, dans le même temps, l’empire est en butte avec des difficultés, internes et externes (pression des populations situées hors de l’empire). L’empereur recherche la loyauté de tous les habitants de l’empire (tous des citoyens depuis l’édit de Caracalla de 212), une loyauté qui se fonde principalement sur la participation (active ou non) au culte impérial et au sacrifice civique. Dèce (249-251), fin 249, promulgue un édit, dont le texte n’est pas conservé, ordonnant à tous les habitants de l’empire (excepté les juifs) de sacrifier aux dieux. Il semble que l’empereur ne visait pas spécifiquement les chrétiens. Toutefois, le refus de chrétiens de sacrifier (même en faisant une petite libation végétale) a conduit à leur arrestation et à leur jugement résultant parfois en la peine de mort. Il y eut d’autres vagues de persécutions, sous Valérien (257-258) et sous Dioclétien (284-305). Néanmoins, il est encore difficile de parler de persécution générale car les édits ont été plus ou moins appliqués selon les régions. Les persécutions ont donné lieu à une abondante littérature hagiographique écrite souvent bien après les faits relatés dont le but essentiel était de raffermir les chrétiens dans leur foi.
Les persécutions prennent fin avec l’édit de Galère en 311 pour l’Orient. En 313, Constantin (306-337) l’étend à l’Occident. Dans l’« édit de Milan », les deux augustes Constantin et Licinius (308-324) reconnaissent la religion chrétienne et autorisent les chrétiens, comme les adeptes de toutes les religions à choisir son culte et à le pratiquer. Cette reconnaissance légale permet un développement important du christianisme, notamment grâce à l’appui d’empereurs lui sont favorables. En 381, l’empereur Théodose Ier (379-395) fait de la religion chrétienne la seule religion de l’État, et, entre 392 et 394, commet une série d’édits condamnant les cultes polythéistes.

Remarques complémentaires sur les documents
Source 1:
Polycarpe ne recherche pas le martyre. Il ne faudrait pas croire que tous les chrétiens s’élançaient (joyeux) vers le martyre. Les autorités chrétiennes de l’époque étaient en général assez méfiantes envers ceux qui recherchaient activement le martyre. Il y avait d’ailleurs des débats sur le martyre. Certains le refusaient totalement. D’autres, comme Polycarpe, sans le rechercher, l’accepte et ne renie pas sa foi.
Polycarpe, en acceptant la mort du fait de sa foi, a montré son confiance en Dieu ; le bien-fondé de cette confiance est attesté par la bonne odeur qui se dégage de son corps brûlé. Cet ensemble sert ainsi à renforcer la foi des éventuels chrétiens spectateurs et de tous ceux qui en entendraient parler. Le recours à la lettre, qui implique directement les destinataires, en fait les spectateurs du martyre, de la sainteté de Polycarpe, et permet de les exhorter à affermir leur foi, voire à convertir d’autres personnes. Les martyrs jouent un rôle dans la construction de la foi chrétienne ; ils font d’ailleurs presque immédiatement l’objet d’un culte local. La littérature sur les martyrs se développe ensuite, amplifiant le nombre de martyrs et les supplices subis.
Pour les non chrétiens et non juifs, croire en un seul dieu équivalait à ne croire en aucun dieu ou avoir une fausse conception de la divinité : être athée est être sans dieu ou sans la bonne conception de la divinité.
La bonne odeur est une caractéristique du divin et de ce qui est saint dans l’Antiquité (et bien au-delà). Au lieu de sentir la chair brûlée, le corps brûlé de Polycarpe exhale une odeur identique à de l’encens, produit végétal par excellence associé au divin.

Source 2:
Dans l’extrait donné, Justin expose les rites liturgiques des chrétiens : lecture de textes (il est le premier à attester de la lecture de textes avant la messe), homélie, prière et eucharistie. La communauté est rassemblée autour de l’officiant, et la lecture est effectuée par un lecteur, office aussi attesté par Tertullien et emprunté à la synagogue. Après la liturgie, se déroule un partage de nourriture. Il est également question d’une mise en place d’une assistance envers les démunis, avec des dons ; remarquons que Justin insiste particulièrement sur leur caractère libre. Dès l’origine, les communautés chrétiennes ont adopté une attitude inédite face aux pauvres et aux veuves. Cette assistance est dans un premier temps communautaire, avant de s’étendre, à la fin du iiie siècle au-delà du cadre communautaire. L’assistance s’étend également à l’étranger (un accueil qui était sacré dans le monde antique méditerranéen). À la fin de l’extrait, la création est évoquée (ténèbre et matière) ; cette évocation de la création trouve son origine dans la confession de foi juive dont elle faisait partie intégrante ; elle a été reprise par les chrétiens.
Justin mentionne le jour du soleil et le jour de Saturne, des désignations gréco-romaines. En effet, la semaine gréco-romaine était planétaire, les jours désignant les astres. Les chrétiens ont lié le premier jour de la semaine (Ac 20,7 et 1 Co 16.1) à la résurrection du Christ (Mt 28.1).